Il vaudrait mieux dire entre les images (dont les genres varient à l’infini) et les temps (qui sont toujours pluriels et savent coexister dans chaque oeuvre d’art). Dans la langue française, on exprime souvent les différences de temporalités avec des mots « sensoriels », par exemple des mots évoquant le froid ou le chaud. L’oubli est froid comme la mort. Le présent brûle (on parle, par exemple, d’une « actualité brûlante ») et le désir également (on dit : « je brûle de désir »). Cette exposition voudrait suggérer que la mémoire brûle elle aussi : qu’elle n’est pas réductible à une collection de souvenirs froidement rangés les uns à côté des autres, mais qu’elle est, justement, indissociable du présent et du désir (qui nous tend vers le futur). Le désir des révolutionnaires français en 1789 n’était pas dissociable d’une mémoire de l’Antiquité romaine que portait avec lui le simple mot « république ». C’est la même chose dans l’histoire de l’art : on n’invente rien en faisant seulement table rase. Pour inventer — créer un futur, une situation nouvelle —, il faut reconfigurer la mémoire, comme lorsque Marcel Duchamp délaissa la peinture à l’huile (une invention de la Renaissance) pour se lancer dans la fabrication du fameux Grand Verre qui utilise exactement la technique du vitrail (une pratique du Moyen Âge). On crée le nouveau non pas en oubliant son passé, mais en repensant sa généalogie d’une façon qui puisse échapper aux conformismes — aux glaciations — d’une mémoire qui ne serait plus «vive ». Comme le feu, la mémoire nous brûle pour le meilleur ou pour le pire : aux choses du passé elle restitue une chaleur vivante et nécessaire. Ou bien elle dévaste tout et nous rend fous, si nous échouons à faire de sa puissance un libre exercice.
Georges Didi-Huberman
(Fr) Date de publication: 27 June 2015