Livre et débat d'idées

(Fr) 1970-2020 : Continutités et déplacements des Utopies néo-rurales

(Fr) Danièle Hervieu-Léger, sociologue, directrice d’études honoraire et ancienne présidente de l’École des Hautes études en Sciences sociales (EHESS). Elle a travaillé sur la sociologie de la modernité religieuse avancée (sécularisation et renouveaux religieux), sur les formes de la religiosité, sur les conversions et sur les institutions religieuses dans les sociétés contemporaines.

Bertrand Hervieu est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et docteur en sociologie. Ancien directeur de recherche au CNRS, il a occupé des fonctions de responsabilité au sein du ministère de l’Agriculture. Il a été président de l’Institut national de la Recherche agronomique (INRA) de 1999 à 2003 puis secrétaire général du Centre international des Hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM) de 2003 à 2009. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux mondes ruraux et agricoles.

 

1970-2020 : Continutités et déplacements des Utopies néo-rurales

Danièle Hervieu-Léger

Bertrand Hervieu


Le retour à la nature en vue des temps difficiles. 
L’Utopie néo-rurale en France
Editions de l’aube, 2023

 

Le projet de republier ensemble les deux volumes* de notre enquête, entreprise dans la première moitié des années 1970, sur les communautés néo-rurales apparues dans le sillage de la révolution culturelle de 1968 est né d’un constat : celui de l’intérêt durable que suscitaient ces livres non seulement parmi des chercheurs en sciences sociales qui continuaient de s’intéresser aux utopies et expressions contre-culturelles émergentes et à leur potentiel de transformation sociale, mais également parmi des acteurs engagés dans ces mouvements et désireux de connaître les antécédents de leurs propres initiatives.

Cette observation avait déjà conduit les éditions de l’Aube à nous proposer une réédition du premier volume en 2005. Celui qui mettait spécifiquement l’accent sur les processus d’acclimatation accomplis par un bon nombre de ces immigrants de l’utopie, partis pour anticiper en communauté le changement radical du monde qu’ils appelaient de leurs vœux, et qui finirent par s’implanter durablement dans des territoires ruraux, vidés de leur population agricole traditionnelle, mais réinvestis par les politiques de préservation des espaces naturels et le développement du tourisme vert. Le second livre s’attachait au destin d’une population restreinte de groupes radicaux se préparant à faire face au désastre annoncé d’un monde saisi par l’hubris de la consommation : il était devenu introuvable, mais nous n’étions, à l’époque, plus guère sollicités à son propos. Nous ne pensions pas que ce voyage plutôt exotique du côté de ces communautés que nous qualifiions d’« apocalyptiques » nous vaudrait, des années plus tard, des sollicitations inattendues, clairement activées par la montée en puissance du sentiment collectif d’une cata­strophe écologique possible et prochaine.

De façon générale, lorsque nous avons réalisé cette enquête, nous n’anticipions pas que le phénomène néo-rural allait prendre pied durablement dans le paysage de la société française, encore moins qu’il allait contribuer durablement à la transformation de ses espaces ruraux.Nous l’abordions comme le réinvestissement utopique d’une contestation politique et culturelle privée de débouché politique par l’affaissement du mouvement social qui l’avait mise sur orbite. Nous admettions, comme une perspective probable, sinon inéluctable, que cette vague communautaire avait de bonnes chances de connaître le destin fatal des utopies qui est, selon le mot d’Henri Desroche, soit d’échouer (en se confrontant à la réalité), soit de réussir… et donc d’échouer tout autant (en perdant sa dynamique créative). D’ailleurs, parmi ceux qui, à l’époque, étudiaient les mouvements sociaux porteurs à leurs yeux d’un potentiel authentique de transformation collective, certains nous firent reproche d’accorder trop d’attention à ces manifestations – « marginales » à tous égards – d’une protestation contre-culturelle : elle était avant tout, à leurs yeux, le symptôme du ressentiment social d’une frange d’intellectuels déclassés, privés de leur rêve utopique par la retombée de la flambée révolutionnaire du printemps 68. La critique portait d’autant plus que nous ne nous étions pas contentés de suivre les parcours d’intégration du petit nombre de ceux qui, ayant surmonté les turbulences d’expériences communautaires souvent chaotiques, avaient finalement trouvé sur place les moyens – parfois subventionnés – de leur insertion sociale et économique. Nous avions également poussé l’enquête du côté de cette fraction – encore plus marginale – de transfuges de l’urbanité, portés par la conviction d’un désastre écologique imminent et désireux d’expérimenter, à l’écart d’un monde social non réformable, les voies d’une vie aussi autonome et sobre que possible. La viabilité de ces expériences autarciques était précaire, autant que leur capacité de produire des effets sociaux au-delà des petits groupes concernés, possiblement promis à une forme d’enfermement sectaire. Au tournant des années 1970-1980, au moment où parurent les deux livres présentés ici ensemble, il était assez logique de lire ces phénomènes – d’un côté, le choix du départ « au fond de la forêt » pour y trouver finalement l’État, et de l’autre, la recherche radicale d’une alternative sans compromis au totalitarisme de la consommation – comme une double expression de l’involution des idéaux de changement social global portés par le mouvement de Mai 68 : une utopie promise à se dissoudre, en même temps que ces idéaux se fracassaient sur les contraintes du réel, se dissipaient dans le temps ou bien se convertissaient en de nouvelles aspirations individuelles et collectives au « bien vivre » dans les limites de la société de consommation.

Or, la vague néo-rurale ne reflua pas, au contraire.Elle eut un cours variable au fil des décennies, s’activant nettement à partir des années 2000 et quittant ses premiers espaces d’implantation privilégiée – les régions désertifiées du sud de la France – pour s’étendre progressivement à l’ensemble du territoire. Elle prit des formes différentes, avec un repli presque complet des expériences communautaires à vocation totalisante qui avaient été, à l’origine, les emblèmes du mouvement : le départ collectif au désert pour inventer une autre manière de faire société semblait avoir été submergé par le déferlement de démarches individuelles tendant à faire retour à la nature en vivant et travaillant à la campagne. La visée d’une anticipation communautaire directe, hic et nunc, d’un nouveau modèle social a été emportée par les recherches multiformes d’un quotidien simplifié, ralenti, offrant aux individus les moyens de leur accomplissement personnel dans un travail « faisant sens » et dans un rapport réconcilié avec la nature. Ces expériences sont couramment affaire de couples et de familles, en quête d’un mode de vie professionnel et domestique apaisé, au contact d’un environnement naturel préservé et d’une convivialité locale devenus les marqueurs rêvés d’un idéal de vie, partagé bien au-delà de ceux qui franchissent effectivement le pas d’une installation à la campagne.

Les modalités de l’installation ont elles-mêmes changé : celle-ci est davantage préparée, davantage professionnalisée, d’emblée disposée à utiliser toutes les ressources (juridiques aussi bien que sociales et matérielles) offertes sur place à des projets innovants propres à animer ou à réhabiliter le tissu social local.Le contexte rural de ces implantations est lui-même radicalement différent de ce qu’il était au tournant des années 1970. La toile de fonds des immigrations utopiques d’alors était celle de la désertification des espaces ruraux, induite par la longue vague de l’exode rural. Aujourd’hui, s’il demeure des régions rurales sous-peuplées en raison de leur extrême enclavement géographique ou d’autres toujours en voie de dépeuplement, du fait notamment de processus de désindustrialisation encore en cours, la tendance s’est massivement inversée. Dans la plupart des régions rurales de France, depuis la décennie 1990, la population a augmenté, et ceci, malgré la diminution continue de la population agricole. La facilité accrue des communications, les possibilités d’accès à la propriété à moindre coût qu’en ville, et les politiques d’aménagement et d’attraction mises en œuvre avec efficacité par les collectivités territoriales ont renversé la tendance à l’exode qui a marqué pendant un peu plus d’un siècle l’histoire rurale française. Paradoxalement, le ressenti d’« abandon » des territoires ruraux – couramment mis en avant dans le débat public – procède précisément de ce que ces territoires ont cessé d’être des espaces vides, sans pour autant disposer de toutes les facilités pratiques offertes par la ville, imposant notamment à leurs nouveaux habitants des déplacements quotidiens dont ils découvrent progressivement les contraintes. Parmi ceux-ci, les « installés » d’aujourd’hui entendent s’épargner ces frustrations fréquentes en se donnant précisément pour horizon un mode de vie stable et sobre, dans le respect de l’environnement et à distance de la frénésie urbaine autant que du stress professionnel.

La campagne à laquelle ils aspirent n’est pas d’abord celle des vastes territoires de montagne délaissés par l’élevage traditionnel.C’est, bien plus souvent, la campagne des villages et des hameaux, dans lesquels il est possible de renouer avec des formes d’échanges économiques locaux et avec des pratiques de convivialité que l’on peut réanimer, réinventer et au besoin inventer. L’agriculture biologique – magnifiée dans la pratique savante et esthétique du maraîchage en permaculture ou mise en œuvre dans des formes d’élevage respectueuses à la fois des traditions anciennes et du bien-être animal – cristallise, certes, toujours, et par excellence, le double désir de « nature » et d’« enracinement » qui les motivent. Mais le rêve des néo-ruraux d’aujourd’hui se décline sous des formes très variées. Certains se lancent dans l’apiculture ou dans la production artisanale (meunerie, brasserie, savonnerie, préparation d’huiles essentielles, etc.). Quelques-uns se forment à des métiers manuels « nobles » (travail du bois, du cuir, etc.) ou s’emploient à réhabiliter ou à ouvrir des petits commerces locaux polyvalents. Beaucoup s’investissent dans l’animation d’initiatives associatives et culturelles locales. Mais d’autres se contentent de reconvertir sur place leurs compétences professionnelles, ou même de les exercer à distance en recourant entièrement ou partiellement au télétravail. Cette dernière formule permet notamment que l’un des membres du couple sécurise les revenus familiaux tout en donnant la possibilité au conjoint ou à la conjointe de s’engager dans une nouvelle activité plus aléatoire. Ces partages de formes de travail s’étendent à des formules collectives, coopératives plutôt que communautaires, permettant à des groupes amicaux ou affinitaires de tenter ensemble l’expérience du départ.

Ces déplacements du rêve de campagne ne sont pas sans liens avec l’évolution observable du côté des caractéristiques sociales de la population des candidats au départ.L’émigration de la ville vers les campagnes a cessé d’être le fait principal d’étudiants en sciences humaines, de jeunes chômeurs et de personnes exerçant des professions culturelles et sociales intermédiaires (enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, intermittents du spectacle, etc.) en rupture sociale, comme elle l’était dans la première moitié des années 1970. Les « nouveaux installés » d’aujourd’hui – ceux qui « lâchent tout » pour s’engager dans une « nouvelle vie » – sont plus âgés, souvent diplômés et parfois surdiplômés. On y trouve en nombre des ingénieurs, des médecins, des architectes, des agronomes, des informaticiens ou d’anciens cadres de la finance ou de la gestion des ressources humaines, formés en tout cas à des exercices professionnels divers qu’ils ont pratiqués, non sans déception, avant d’opter pour un mode de vie dont ils attendent avant tout qu’il « donne du sens » à leur existence. Et parmi les plus jeunes, on trouve un bon nombre de candidats au départ du côté d’élèves fraîchement sortis des grandes écoles, promis à trouver rapidement un emploi prestigieux et rémunérateur, qui affichent, dès la remise de leur diplôme, leur refus d’opter pour des activités professionnelles aussi potentiellement destructrices pour la planète qu’aliénantes pour ceux qui s’y engagent. Il faut néanmoins se garder de contraster trop abruptement les caractéristiques sociales et professionnelles des différentes vagues néo-rurales. La diversité des conversions professionnelles opérées par ceux qui font aujourd’hui le choix du départ à la campagne n’est pas entièrement inédite : le premier flux des néo-ruraux a compté aussi un certain nombre de professionnels affûtés qui voulaient changer de vie. L’élevage de chèvres ou la récolte d’herbes aromatiques ne résumaient pas la diversité des initiatives engagées sur place par les intéressés, et beaucoup de ceux qui prirent durablement pied dans les territoires qu’ils avaient rejoints y réussirent précisément parce qu’ils déployaient sur place des compétences professionnelles reconnues.

Ces démarches cherchaient couramment leur légitimité dans une critique politique radicale et explicite d’un système capitaliste que les formes classiques de la lutte de classe militante ne semblaient plus capables d’entamer.S’installer « à la marge », en subvertissant les modèles dominants de la consommation et de la « réussite sociale », devenait une manière d’affirmer, dans un contexte de reflux des luttes sociales, l’irréductibilité d’une protestation politique dont les intéressés espéraient souvent activer l’expression renouvelée, à partir des territoires les plus délaissés par le « système ». Aujourd’hui, à l’exception des expériences collectives de type zadistes dont elle demeure le fer de lance, cette expression libertaire et antiétatique de la protestation néo-rurale s’est largement euphémisée. Cela ne signifie nullement que le phénomène soit vidé de toute consistance politique. Mais il faut ressaisir sa visée dans le répertoire de la conversion écologique des pratiques ordinaires, invoquée et mise en œuvre – avec des degrés variables de radicalité – par les intéressés. Disons – pour situer ce déplacement au risque d’exagérer le trait – que la protestation néo-rurale des années 1970 faisait de la révolution politique globale anticipée en communauté la condition d’émergence d’un rapport renouvelé à la nature. La protestation néo-rurale des années 2020 fait plutôt de la révolution écologique engagée concrètement hic et nunc la condition d’émergence d’une nouvelle société politique. Entre politique et écologie, l’utopie n’a pas disparu : elle s’est déplacée en construisant autrement son projet d’expérimenter, par le bas, une alternative culturelle à l’ordre dominant.

S’il y a, cependant, une véritable nouveauté du phénomène actuel du «retour à la nature », elle se trouve dans le continuum qui s’établit entre les différentes trajectoires de l’insertion néo-rurale et des aspirations à une « vie au vert » de plus en plus largement partagées et mises en œuvre par des individus et des familles qui s’établissent dans des zones périurbaines toujours plus élargies, tout en continuant à travailler en ville. L’expérience éprouvante du confinement en ville pendant la pandémie du Covid-19 a considérablement accélérée cette convergence en suscitant une multitude de « départs à la campagne », motivés avant tout par le désir de s’éloigner des métropoles urbaines, et dont la pérennité est, au demeurant, encore difficile à évaluer. Intensives ou partielles, affichant expressément un désir de rupture avec les modes dominants de la consommation et du travail ou inscrites seulement dans des formes limitées d’aménagement de la vie quotidienne, ces expériences – désormais socialement banalisées – invoquent des objectifs communs : entretenir, pour les intéressés et pour leurs enfants, un rapport plus étroit avec la nature ; trouver une alimentation saine ; consommer local ; échapper à la pollution et aux nuisances urbaines, changer de rythme, redonner du sens à la vie quotidienne, etc.

Se demander si cette large diffusion sociale d’un «désir de campagne » ne pourrait pas être l’expression, en même temps que la cause, d’une révision à la baisse de l’utopie qui animait les communautés néo-rurales étudiées dans ces deux livres est aussi vain que d’interroger la priorité de la poule ou de l’œuf. Il est également inutile de se demander si l’évolution de la morphologie sociale de la population des « installés » pourrait expliquer une forme d’acculturation de la protestation aux valeurs dominantes, justifiant de lire les projets d’aujourd’hui comme de pâles succédanés de ceux d’hier. La compréhension des vagues successives du phénomène néo-rural depuis un demi-siècle ne consiste pas à établir un palmarès de la radicalité politique ou écologique, mais à éclairer les configurations variées prises, dans des contextes sociaux différents, par le refus du monde comme il va et par l’aspiration – commune à toutes les générations néo-rurales – d’inventer une manière renouvelée d’habiter un monde réaccordé à son environnement naturel. Pour cela, il faut identifier les cadres culturels, politiques et économiques des imaginaires de la vie rurale qui nourrissent différemment, à chaque époque, les projets d’installation. Il faut, en même temps, éclairer – en les historicisant précisément – les logiques politiques et culturelles du désir de rupture lui-même. La protestation contre le cours du monde et la projection d’un avenir alternatif ne se construisent pas de la même façon selon qu’on se place à l’horizon d’une révolution sociale et politique provisoirement différée qu’il faut préparer par d’autres voies ou bien dans celui de l’expérimentation urgente des manières de faire face à l’effondrement inéluctable de l’habitabilité de la planète.

En réalité, ces deux thématiques – politique et écologique – n’ont pas cessé de se croiser à toutes les étapes du phénomène néo-rural, en prenant, dans des conjonctures successives, des valences différentes.Ces variations s’inscrivent à la fois dans la visée des expériences, dans les formes variées et plus ou moins radicales de leur mise en œuvre, dans les effets sociaux qu’elles génèrent localement et dans les modalités de leur réception sociale. Restituer un moment de l’analyse du fait néo-rural et contribuer, du même coup, à ce travail de mise en perspective historique, tel est l’objectif de la republication conjointe de ces deux livres *.

* Le retour à la nature. « Au fond de la forêt… l’État », Paris, Le Seuil, 1979 et La Tour d’Aigues, l’Aube, 2005 ; Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines ?, Paris, Centurion, 1981.

* En 2016, nous avions été sollicités de porter un regard rétrospectif sur notre enquête des années 1970 pour le numéro de la revue Causses et Cévennes consacré aux « Retours à la terre » (n° 13). Nous l’avions fait en revenant sur les conditions de cette enquête, sur ses lignes directrices et sur quelques-uns de ses points aveugles. Il nous a semblé, ainsi qu’à notre éditeur, qu’il était pertinent d’adjoindre cette relecture à la réédition des deux ouvrages.

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(Fr) Date de publication: 10 October 13, 2023