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(Fr) Partir de l’essentiel - Alain Ducasse

(Fr)

Alain Ducasse
Christian Regouby
Manger est un acte citoyen
Les Liens qui libèrent, 2017

Alain Ducasse est un des chefs les plus célèbres de sa génération. Triplement étoilé au guide Michelin, il a été classé par le magazine Forbes comme l’une des 100 personnalités les plus influentes de la planète.

 

Partir de l’essentiel
Alain Ducasse
(Re)penser l’écologie #4

Le 27 mai 1987, au restaurant Le Louis XV, dont j’avais pris la direction à l’Hôtel de Paris, dans la principauté de Monaco, j’ai créé avec mon chef Franck Cerutti un menu composé uniquement de légumes. Au début, il faut l’avouer, ce ne fut pas un franc succès. Aujourd’hui, près de trente ans plus tard, plus d’un client sur cinq choisit ce menu. L’engouement pour ces repas de légumes et de céréales n’est pas uniquement lié au souhait de se conformer à la mode végétarienne. Il est emblématique d’une gastronomie qui ambitionne d’explorer un nouveau territoire de philosophie culinaire. Pourquoi ? Parce que la grande majorité des chercheurs s’accordent aujourd’hui à dire que, si le milliard de « sur-nourris » consommaient moins de protéines issues de produits carnés, non seulement ils seraient en meilleure santé, mais ils permettraient à la planète de nourrir sans problème le milliard de « sous-nutris ».C’est le message que j’ai voulu faire passer en créant, en 2014, au Plaza Athénée, des repas sans viande. À travers ce concept de cuisine de la naturalité, ma volonté n’était pas d’étonner, mais de me situer dans un équilibre végétal qui donne du sens à la démarche consistant à tenter de nourrir le plus grand nombre tout en respectant la planète. La naturalité, c’est d’abord une manière d’être et de penser, une philosophie de cuisine qui se résume par la formule : moins de gras, moins de sel, moins de sucre. On se concentre sur des produits d’exception, choyés, ramassés, cueillis, pêchés, élevés par des femmes et des hommes engagés. La cuisine de la naturalité est inspirée par la trilogie poissons-légumes-céréales. Les matières premières sont ici issues de l’agriculture raisonnée et de la pêche de ligne durable. Aucune espèce en voie de disparition ne figure au menu.Naturelles, plus saines, ces recettes livrent une interprétation innovante, libre et presque instinctive de la haute cuisine, révélant les saveurs originelles des produits, des plus nobles aux plus humbles, tous exceptionnels. La viande est un repère culturel très puissant. Elle a toujours été considérée dans notre gastronomie comme le « plat de résistance ». Sociologiquement, elle a longtemps été le symbole de l’accès à un certain statut social. Il n’est donc pas facile de faire de la haute gastronomie en prenant le parti de se couper de ce produit. Lorsque j’ai débuté en cuisine, on parlait des légumes et des céréales comme d’une « garniture ».Pour autant, à mes yeux, la cuisine des légumes est moins une nouveauté que l’approfondissement d’une tendance qui a émergé dans les cuisines au fil des dernières années. J’ai contribué, avec plusieurs autres chefs, en France comme à l’étranger, à faire des légumes et des céréales des plats à part entière. Mais je pense que l’on peut aller encore plus loin.Ce qui m’a amené à concevoir la cuisine de la naturalité est, comme toujours, le résultat d’une aventure humaine faite d’échange et de partage. Romain Meder, mon chef du Plaza Athénée, avec qui je l’ai lancée, avait été mon chef au restaurant du Musée de l’Art Islamique à Doha, au Qatar. La culture de ce pays impose de fortes contraintes en termes de cuisine. Il est interdit de servir du porc ou une sauce à base de vin, ou encore d’utiliser certains ingrédients, comme le vinaigre. En ce qui concerne les produits locaux, il faut se contenter de quelques poissons de mer chaude, de quelques volailles, d’épices et de légumes de serre. Cela exige de partir de l’essentiel et de pratiquer une recherche créative poussée.

À la lumière de ce chemin initiatique, j’ai proposé à Romain d’ouvrir un restaurant de haute gastronomie qui servirait uniquement des légumes, des céréales et des poissons issus de la pêche durable. C’était pour moi le socle de ce nouveau concept de cuisine de la naturalité, que nous allions devoir nourrir de nos expériences et ajuster en permanence au fil des ans. Pour cela, je voulais que nous nous lavions l’esprit, que nous oubliions tous nos présupposés et schémas acquis. Romain avait le bon profil. Il avait exploré divers pays pendant plusieurs mois – le Maroc, l’Inde, les États-Unis… Nous avons accueilli un chef shojin à Paris qui nous a initié à la cuisine végétalienne que l’on déguste dans les temples bouddhistes, en particulier à Kyoto. En japonais, shojin signifie « concentration». Les chefs bouddhistes cuisinant shojin se donnent corps et âme pour révéler la quintessence de chaque ingrédient en évitant tout gâchis.

Pour la carte du Plaza, nous avons misé sur des produits humbles. Je suis persuadé que le moment est venu de proposer une interprétation de haute cuisine de ces produits modestes. À mes yeux, ce n’est pas une contrainte. Ce que je propose à mes clients d’explorer, c’est un univers de saveurs nouvelles. Pour humbles qu’ils soient, ces produits n’en sont pas moins exceptionnels. Des poissons bleus, des sardines au maquereau en passant par les anchois, beaucoup de céréales comme les lentilles ou le quinoa ainsi que des légumes racines. Les poissons sont pêchés par des pêcheurs précautionneux qui respectent les saisons et naviguent sur de petits bateaux ; les céréales et les légumes sont cultivés par de petits producteurs français qui suivent le rythme de la nature. L’un des pêcheurs avec lesquels nous travaillons capture ses crustacés à 5 heures du matin, et sa femme nous les livre à 11 heures.

Le Plaza Athénée a même noué un partenariat exclusif avec le château de Versailles pour son approvisionnement en fruits et légumes. Oseille, courges, févettes, courgettes, aubergines, haricots verts, rhubarbe, framboises, cassis sont cultivés amoureusement dans les jardins de la Reine, sous l’œil attentif d’Alain Baraton, jardinier en chef du Trianon et du Grand Parc de Versailles depuis plus de trente ans. Dès notre première rencontre, celui-ci m’a donné sa définition de la naturalité : « Pour moi, c’est avant tout cultiver un produit propre, sain et goûteux, sans pollution ni chimie, sans dépense d’énergie inutile et sans impact négatif sur la nature. » Et d’ajouter : « Je suis convaincu que la gastronomie est née à Versailles avec Louis XIV. Avant lui, on consommait des légumes énormes, trop mûrs, avec des sauces lourdes pour masquer le mauvais goût. »

Notre aventure commune commença par une remise en culture du potager de la Reine, assurant l’approvisionnement des cuisines du Plaza en légumes cueillis seulement quelques heures plus tôt. Nous avons ainsi fait pousser des légumes sur une terre qui n’avait pas produit depuis trois cents ans. La conscience aiguë de notre devoir de respecter ce trésor nous incita, en total accord, à ne pas parler productivité, à prendre soin de cette terre nourricière selon ses rythmes, son équilibre biologique naturel, sans pesticides, sans intrants chimiques. Comme le dit Romain Meder: «C’est un peu la pochette surprise quand Mehdi, le jardinier en charge du potager de la Reine, vient nous livrer ses produits. Je ne sais jamais ce qu’il apporte, je sais à peine ce qu’il a semé. Finalement, c’est un peu lui – avec le jardin et la saison – qui décide de ce que nous allons mettre au menu. »

Si la nouvelle carte du Plaza se démarque autant de celle des autres restaurants gastronomiques, c’est parce qu’elle redonne ses lettres de noblesse aux céréales. Contrairement à ce que l’on imagine, l’utilisation des céréales en cuisine relève d’un art très sophistiqué. Prenons l’exemple du blé de Khorasan, cette ancienne variété originaire de Mésopotamie. Ses grains sont très durs et doivent être laissés à tremper pendant environ six heures avant d’être cuisinés, afin qu’ils commencent à germer et, ainsi, s’attendrissent. D’autres céréales, comme l’épeautre, nécessitent même deux cuissons. Le quinoa a aussi une place de choix dans notre cuisine. Issu d’Amérique du Sud, c’était une plante sacrée chez les Incas. Ses graines n’ont pas besoin d’être traitées pour être cultivées. Il possède des qualités nutritives singulières et remarquables. Le Professeur Jean-Philippe Derenne, avec qui nous collaborons a écrit un ouvrage passionnant à ce sujet*.

Le plat de quinoa avec des racines ou la soupe d’herbes amères ne sont pas nécessairement d’un abord facile pour les convives. Mais, très vite, en constatant le succès de cette cuisine de la naturalité au Plaza, nous avons compris que les clients ne s’y trompent pas. Par-delà la curiosité et le plaisir d’explorer de nouvelles symphonies de saveurs, beaucoup d’entre eux deviennent des évangélisateurs de cette nouvelle cuisine. Ils perçoivent et transmettent toutes les dimensions dont elle est porteuse : culturelle par sa façon de voir le monde, économique et sociale par le réseau humain qu’elle implique entre producteurs et cuisiniers, saine et excellente pour la santé par ses équilibres nutritionnels, respectueuse de l’environnement par les modes de production des produits qu’elle emploie.

La naturalité va bien au-delà d’un restaurant. C’est là la meilleure illustration de ce que j’appelle la gastronomie humaniste. Sa pratique, appliquée à la haute gastronomie, est une exploration, une pointe avancée qui défriche les futurs horizons culinaires. Car cette éthique de la naturalité ne doit pas se cantonner au huis clos des restaurants de luxe. Je suis convaincu qu’elle repose sur une philosophie accessible à tous : celle qui va chercher, au fond de chacun d’entre nous, l’essentiel de ce que nous sommes.

* Tout savoir sur le quinoa, Jean-Philippe Derenne, Fayard, 2015.

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(Fr) Date de publication: 10 October 5, 2023