Livre et débat d'idées

"Je parlerais plutôt de littérature graphique"

Interview de Marc-Antoine Mathieu

© Roller

Q : Votre style unique, imprégné de mystère, de rêve et de philosophie, rencontre un grand succès en Chine. Une dizaine de vos bandes dessinées y ont déjà été traduites. Quelles sont, à votre avis, les raisons de cette popularité auprès du public chinois ?

MAM : Peut-être que l’imaginaire qui constitue mes récits et les questions qui s’en dégagent en filigrane sont plus universelles qu’on pourrait le croire de prime abord ? Après tout, la poésie, comme la musique, rend les frontières poreuses. Mais plus précisément, un des caractères singuliers de mes personnages pourrait expliquer la rencontre avec le public chinois : ce sont des individus à la fois solitaires et reliés à un grand tout. Cette caractéristique récurrente de mes personnages forme une apparente opposition qui puise dans la rêverie des contraires, dans la complémentarité universelle du Yin et du Yang. On retrouve celle-ci sous une forme significative dans mes récits de J C Acquefacques, où le héros-non-héros est toujours accompagné d’une bulle qui contient un point d’interrogation et une autre bulle qui contient un point d’exclamation : ces deux signes résument le doute et l’action, l’impression et l’expression, l’absurde et la raison…

Q : Votre univers narratif a été décrit comme « délicieusement absurde ». Pouvez-vous partager avec nous quelques-unes de vos sources d’inspiration, tant artistiques que philosophiques ?

MAM : Délicieusement absurde, car tragique et comique à la fois, comme toute la destinée humaine : contrainte d’accepter le monde qu’il n’a pas choisi, tout en travaillant à un monde meilleur. C’est sans doute pour cela que Schopenhauer et Nietzsche sont mes philosophes de chevet, comme les poètes Raymond Roussel, Jorge Luis Borges ou Dino Buzzati. En bande dessinée, les auteurs tels que Fred, Francis Masse ou Hugo Pratt ont également ce génie d’évoquer l’universel en l’homme, avec gravité, humour et poésie. En science, Bernard d’Espagnat est mon auteur du moment. Les écrits scientifiques sont pour moi un terreau de rêverie toujours arrosé et entretenu.

Q : Quelle serait votre définition du roman graphique ?

MAM : Le roman graphique est déjà pour moi une définition trop restrictive. Je parlerais plutôt de littérature graphique, qui englobe beaucoup plus largement le champ d’expression artistique de ce qu’est devenue aujourd’hui une certaine bande dessinée. Pourquoi se limiter au « roman » ? Il faut aussi tenir compte des essais, de la poésie, des nouvelles, des journaux… Autant de genres de plus en plus investis par les auteurs de bande dessinée.
La définition de la littérature graphique pourrait être la même que la bande dessinée : récit graphique et littéraire, explorant les potentiels du rapport texte/images/signes dans un espace-temps nouveau issu des champs à priori opposés du dessin (représentatif) et des mots/signes (suggestifs).

Q : Vous exprimez un vif intérêt pour le numérique et, plus récemment, pour l’intelligence artificielle. Envisagez-vous l’incorporation de ces nouvelles technologies dans votre processus créatif et dans la narration de vos histoires ?

MAM : Pour le moment, je n’envisage pas d’intégrer l’I.A. dans mes rêveries. Je pense que cela me contraindrait plutôt qu’autre chose, ou même me détournerait de mon inspiration et de mes aspirations. C’est déjà un grand travail d’aller à soi-même, c’est un processus qui demande de rechercher plutôt le vide, le vide en soi, plutôt que de se remplir de nouveautés technologiques qui pourraient nous éloigner de nous-même.
Cela dit, l’intelligence artificielle sera peut-être, dans le futur, l’alliée des humains : par exemple on peut aussi l’imaginer totalement désintéressée et la voir conseiller l’humain d’aller se ressourcer en lui-même et non dans la prolifération informationnelle actuelle propre à nous diviser, personnellement ou collectivement.

Q : Avec plus de 30 ans d’expérience, vous êtes cette année le parrain de la 8e Fête des Bulles. Quel message souhaiteriez-vous transmettre au public chinois ?

MAM : Lire ! Lire plutôt que visionner. Il ne s’agit pas d’être contre l’image animée, les jeux vidéo ou les séries, mais il me semble que l’outil-écran peut constituer un danger en ce sens qu’il peut nous éloigner des mots. Les mots et l’image fixe sont des outils qui nous font penser et imaginer, ils sont des armes pour nous défendre, des supports à nos rêveries personnelles, des portes à nos pensées uniques et singulières. L’image qui bouge nous contraint dans un espace-temps qui peut nous emmener trop loin dans l’image-consumériste, l’image-fascination. Aujourd’hui, force est de constater que les outils que nous avons inventés nous éloignent de nous-même. Le livre, le récit lu est un outil qui réduit cette distance. Il peut, il doit nous réconcilier avec nous-même. Alors notre rapport aux autres et au monde s’en trouvera bonifié.

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Date de publication: 9 mai 21, 2024